Récit d’une promenade immobile
par Philippe Duhamel
L’immobilité de ma position, pendant des semaines, à la suite d’un accident, m’avait enlevé ma place dans la maison. Les voyages intérieurs ne me suffisaient plus. Aussi, lorsque le printemps montra le bout de son nez, j’eus envie subitement d’espace et demandai à un ami de me conduire au rendez-vous, quai de Queyries, pour une promenade en bateau où l’on m’installa à l’avant du pont pour avoir la meilleure vue possible.
Lorsque le bateau démarra, quelle grisante sensation : fendre la brise vivifiante au ras de l’eau, à l’affût de nouveaux horizons, tout en restant immobile ! Tous ces paysages défilaient le long des berges et devant moi à 180°… La croisière que je faisais sur la Garonne ce jour-là, me rappelait une autre faite un mois auparavant dans la moiteur tropicale au milieu d’une forêt primaire de la Guyane. De plus, le bruit à peine audible du moteur ne pouvant pas m’étourdir, je me souvenais de cette impression de silence ressentie, parfois la nuit, pendant l’observation du luminaire céleste. L’émotion du témoin à l’âge de la retraite, allégé de l’Intelligence Artificielle et des barbecues, plongé brusquement dans cet espace infini, est rare : absence volontaire de tout portable, de toute voiture, bref de tout signe bruyant caractéristique de la civilisation. « On est totalement ailleurs, à naviguer sur le fleuve. » m’avait-on dit. C’est autre chose, la nature qui parle, par exemple, le temps d’une remise en question, en quête d’une résurrection.
La Garonne n’est pas simplement un fleuve, c’est une mer intérieure avec ses marées. Libérés de nos amarres, nous quittons le monde humanisé pour l’inconnu de la solitude silencieuse. Le combat contre les moulins à vent est terminé. Nous flottons dans une apparence vaporeuse de vacuité. Le spectacle est permanent, mais différent. Il y a même de l’ivresse dans cette errance dans la légèreté qui exalte l’âme. Notre attention est attirée tantôt par l’une des deux rives, tantôt par l’autre. Tout change, mais moi je ne bouge pas sur mon navire. Je me sens tout petit à l’idée de passer sous les immenses ponts Chaban et d’Aquitaine. Ici la forêt primaire a disparu et l’homme a colonisé la terre depuis longtemps en se servant de l’eau omniprésente. Tout est lié, l’eau, source de vie, est l’âme de ce territoire.
Ce n’est donc plus la terre qui nous porte, c’est l’eau, même au milieu de la capitale aquitaine, avec le Miroir d’eau en face de la Place de la Bourse. Cette eau nous mène à l’Océan ou à la Méditerranée, par le canal du Midi, mais il y a encore de longs chemins à faire. Mentionnée déjà par le géographe Strabon sous le nom grec de Garounas, elle coule, depuis sa source en Espagne, sur cinq cents kilomètres, avant de traverser Bordeaux et ses vignobles. La Garonne était à Nougaro sa Méditerranée, le poète-chanteur la comparaissait même à un océan ou à la mer Egée dont il était l’Ulysse.
Ce n’était pas la solitude du désert, je ne voyais plus les palmiers, ni les dunes que j’avais vues au Sahara, mais le jaune ou le marron de l’eau de la « crème » ou du « bouchon » pour les poissons locaux qui adorent cette couleur de camouflage. Les fleuves avaient la même couleur en Guyane. Le capitaine du bateau nous apprit alors que la mer était partout ici il y a quelques millions d’années à une profondeur de 10 à 30 m, avec des températures tropicales. Elle avait laissé ce terrain marécageux dans le sous-sol de la ville et des marais et s’était un peu retirée, il n’y a pas si longtemps. Son sel s’était marié avec l’oxygène de l’eau douce,
Au bord d’eaux calmes, Bordeaux aux façades en pierre blonde, ornées de mascarons et de ferronneries du XVIII° siècle, brillait et scintillait à travers le Miroir d’eau. Son horizon est l’excellence, avec son petit air de Saint-Pétersbourg, elle craint l’agitation du Mascaret et des crues imprévisibles. Nous nous trouvions au port de la Lune, c’est là qu’arrivaient autrefois le sucre et le café des Antilles, et le vin, qui a donné sa renommée à la ville, partait pour l’Angleterre. Autrefois les échanges se faisaient surtout par l’eau qui nous relie au reste du Monde. La romaine Burdigala était vite devenue anglaise, puis cosmopolite avec l’arrivée des Irlandais, des Hollandais, des Portugais et des Espagnols. Le trafic maritime et le vin avaient longtemps fait la fortune de la ville. Bordeaux est bien connue dans le monde grâce à son vin…
Derrière nous le pont de Pierre, à bâbord les Hangars, vestiges d’un passé colonial pas si lointain, devenus Bord’eau Village, à tribord les nouveaux pontons de la Bastide. « La belle endormie » a su faire sa reconversion. Le port par son importance, s’était étendu à de multiples endroits : sur la rive gauche le port de plaisance et les Bassins des Lumières, de l’ancienne base sous-marine reconvertie en centre d’art numérique insubmersible, et plus loin sur la Rive droite, le port des voiliers et le BAT3 à Lormont, puis le port industriel à Bassens. Autrefois le lieu était réputé pour ses chantiers de construction navale qui donnèrent naissance au premier bateau à vapeur commercial français nommé précisément la « Garonne ».
Ivres d’espace, nous prenions tout notre temps pour scruter au préalable les collines de Lormont, mais nous ne verrions pas le château des Archevêques où séjourna le Prince Noir, sur le Mont des Lauriers caché par le Pont d’Aquitaine. Nous aperçûmes pourtant l’église romane du Vieux Lormont. La rive gauche était plus sauvage, entrecoupée seulement par quelques esteys. Elle se réserve pour border les terres viticoles du Médoc. Après une heure de navigation environ nous arrivâmes au Bec d’Ambès où la Garonne s’unit avec la Dordogne, fille du mariage des deux torrents de la Dore et de la Dogne. La Dordogne avait transporté longtemps le vin de Domme, le merrain du Massif central, les noix et châtaignes du Périgord, sur des gabarres à fond plat. Réunis, les deux grands fleuves soumis au flux et au reflux de la marée atlantique forment le plus grand estuaire d’Europe, la Gironde, qui constitue un plan d’eau de six cent vingt-cinq kilomètres carrés. Ce bras de mer s’étend sur cinquante kilomètres de rives, entre Bordeaux et Cordouan. Eiffel était venu autrefois dans cette région pour construire des ponts spectaculaires au-dessus de la Garonne et de la Dordogne.
Les marins avaient constaté, à la couleur des eaux, que les deux fleuves étaient trop fiers pour perdre chacun leur identité : les eaux de la Garonne charriant les alluvions des Pyrénées n’avaient pas la même composition que celles de la Dordogne qui transportaient des sédiments différents du Massif Central. Celles de la Garonne préféraient suivre la rive gauche, plus prestigieuse avec ses vins du Médoc, pendant que celles de la Dordogne se contentaient de suivre la rive droite de la Gironde Une dizaine d’îles aux sables mouvants pouvaient naître ou disparaître en peu de temps. Les plus anciennes, plantées de vignobles, étaient habitées autrefois. Un ancien instituteur m’avait raconté un jour qu’il avait enseigné sur l’une d’entre elles.
Au retour, le soir, je ressentis, en moi, un profond accomplissement. Grâce à mon immobilité, j’avais eu le bonheur de me déplacer dans l’espace et dans le temps pour mieux connaître ma nouvelle région et son histoire.